Le lavoir
Avec un peu d’imagination, le promeneur, en longeant le lavoir sur le site des sources du Loir, peut entendre à nouveau les paroles enjouées et les rires des villageoises qui, dans le passé, se faisaient lavandières le temps d’une lessive.
Images d’une autre époque qui réveillent en nous des souvenirs d’enfants, bien enfouis, à la vue ressuscitée de nos grands-mères poussant la bérouette chargée d’une lessiveuse pleine de linge mouillé, puis frappant le linge avec leur battoir sur la margelle de bois inclinée, le dos cassé, agenouillées dans leur carrosse empli de paille. Si le lavoir se faisait l’écho de quolibets, de chansonnettes reprises en chœur, de fous rires, le lavoir était aussi le théâtre de jalousie et de crêpage de chignons. C’était là, l’endroit où l’on colportait les ragots, où l’on jetait un regard inquisiteur sur le linge de la voisine. Après le caquetoire de notre petite église, le lavoir devenait la nouvelle alcôve des commérages.
Il était de coutume de dire dans notre région : «Au lavoir, on blanchit le linge mais on noircit les gens ! ».
Dans l’enceinte du lavoir, et entre les lavandières, aussi appelées blanchisseuses ou laveuses, il existait un rituel, un « code de bonne conduite » avec ses interdits, ses traditions, et une hiérarchie à respecter. La place la plus prisée était celle placée au plus près de l’arrivée d’eau de la fontaine (à droite en entrant dans le lavoir de Saint-Éman). Cet emplacement était réservé d’office et d’autorité à la plus ancienne des blanchisseuses dont c’était le métier. Le lavoir était aussi habité de croyances, des croyances maléfiques. La tradition voulait qu’on évite de faire les lessives pendant la Semaine sainte. On racontait que si on lavait ses draps pendant cette période, on lavait son propre linceul. On disait également que les femmes qui « relevaient de couches » et qui venaient laver leur linge, empêchaient celui-ci de blanchir et faisaient « aigrir » l’eau du lavoir et de la fontaine. À la période de bénédiction annuelle du saint patron de la paroisse, il était interdit d’utiliser le lavoir, il en allait de même dans notre village pour la saint Éman, le 16 mai de chaque année.
Dans les villages, autour du lavoir, il était aussi de coutume, chaque année, de sacrer la reine des lavandières. C’était la fête des blanchisseuses aussi appelée la fête des grenouilles. D’aucuns prétendent que ce nom viendrait du fait que la blanchisseuse, comme la grenouille, coasse au bord de l’eau… Le pourtour du lavoir était entièrement décoré de fleurs, et un gros bouquet était jeté à l’eau pour qu’il flotte au milieu du bassin. À Saint-Éman, les lavandières ont disparu mais nous avons gardé les grenouilles.
Pendant tout le temps de la lessive, on disait que le linge passait de l’enfer au paradis : l’enfer (passage dans le cuvier, la lessiveuse), au purgatoire (séance de battoir au lavoir) puis au paradis (rinçage, séchage et blanchiment).
Les lavandières devaient emmener avec elles leurs enfants pour les surveiller pendant la longue et harassante lessive. Craignant toujours de voir leur progéniture tomber à l’eau, à trop vouloir l’approcher, elles inventaient des histoires à leur faire peur pour les tenir éloignés. De leur imagination, naissaient de vilaines sorcières cachées au fond de l’eau qui attrapaient les enfants désobéissants avec leurs longs bras et leurs doigts crochus pour les noyer et les entraîner dans la vase. Aujourd’hui, seule une petite pancarte, aux écritures quelque peu effacées, indique aux enfants que la baignade est interdite…
Depuis les temps les plus reculés, l’eau est source de vie. Elle a conditionné la sédentarisation des populations. Autour des fontaines, des mares, le long des rivières, hommes et bêtes se partageaient l’eau. Les eaux usées se mêlaient et souillaient les eaux de source, à l’origine de nombreuses épidémies, tels la typhoïde, la variole et le choléra. De 1826 à 1846, les trois pandémies de choléra firent plus de 600 000 morts en France. Le 8 février 1851, un décret de Napoléon III rendait obligatoire la création d’équipements dits de salubrité publique. Le 3 décembre de la même année, l’Assemblée législative vote un crédit exceptionnel pour la construction de lavoirs publics. Les maires, dans la foulée, prenaient des arrêtés rappelant à tous les villageois l’observation des règles d’hygiène. Il n’était plus concevable de laver le linge là où l’on puisait l’eau nécessaire aux besoins quotidiens et où s’abreuvaient les animaux. Le lavoir était né, chaque village aura le sien. Le lavoir devenait ainsi un nouveau lieu de vie, et aujourd’hui un lieu de mémoire.
Le lavoir de Saint-Éman a été construit à cette époque, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans les archives consultées, on apprend que lors de la réunion du conseil municipal du 2 mai 1886, il avait été décidé de louer le lavoir pour un an. Il était dit dans le cahier des charges que :
« l’adjudicataire devait laisser le lavoir libre le jour de la fête patronale de la saint Éman pour le bon déroulement de la procession, et ce depuis 5 heures du matin jusqu’à midi le lendemain. Il devra nettoyer le lavoir et la fontaine qui l’alimente, toutes les fois qu’il en sera besoin et chaque fois que l’administration municipale le jugera nécessaire. L’adjudicataire, contre paiement d’un loyer à la commune, à convenir, aura droit à 10 centimes pour chaque journée de laveuse et à cinq centimes pour chaque savonnage qui ne pourra pas dépasser une demi-journée. Les habitants de la commune auront toujours le droit de laver leur linge gratuitement au lavoir, ils seront privilégiés. Les pailles laissées par les laveuses resteront au profit de l’adjudicataire qui devra les enlever le jour même ».
Il est également mentionné dans nos archives que, quelques mois plus tard, l’adjudicataire, homme indélicat semble-t-il, avait quitté la commune sans payer le loyer… parti certainement laver ailleurs son honneur, et sans laisser d’adresse...
L'époque du plein essor du Savon de Marseille
(croquis de l'époque)
(croquis de l'époque)
L'époque du plein essor du Savon de Marseille
Lors de la réunion du Conseil municipal du 21 janvier 1906, il a été décidé de ne plus donner le lavoir en location et de faire encaisser directement par Monsieur Allain, tuilier, voisin du lavoir, une redevance de 10 centimes par jour de lavage pour les étrangères au village. Deux ans plus tard, en janvier 1908, le lavoir était à nouveau proposé à la location pour trois ans. Mais par suite d’insolvabilité avérée du preneur, la location fut concédée à un villageois, Monsieur Choquet Pierre le 15 août 1910. Décidément la gestion du lavoir est souvent allée à vau-l’eau !!! Au cours de la réunion du 29 juin 1958, il a été constaté que le lavoir était de plus en plus déserté, le Conseil a proposé, en conséquence, la suppression des tickets. Le lavoir sera désormais libre d’accès à partir du 1er janvier 1959. Les machines à laver avaient commencé à s’inviter dans les maisons. (La plus célèbre des lavandières, la mère Denis, désormais au chômage, deviendra l’égérie septuagénaire de Vedette, la marque française des machines à laver, « c’est ben vrai ça ! »).
On espère que les blanchisseuses, les mains plongées dans l’eau froide, les épaules douloureuses et le dos meurtri, trouvaient quelques compensations et réconfort dans l’image familière de notre petite église se reflétant dans les eaux du lavoir.
Presque deux siècles après, notre lavoir, régulièrement entretenu, restauré, jamais abandonné, s’offre à notre regard, témoin d’une période aujourd’hui révolue. Il est construit en briques, fermé sur trois côtés avec deux pans coupés, couvert aujourd’hui en tuiles de pays, en remplacement d’une ancienne toiture en ardoises. Le faîtage est décoré par deux épis en zinc. Le sol est entièrement pavé pour éviter au linge les souillures de la boue. Les dimensions du lavoir sont de 10 mètres sur 2 mètres 50 avec un auvent à pente rallongée bardé de planches protégeant, en toute saison, du soleil et de la pluie…
Sur le mur, sont fixées des barres à usage d’étendoir pour le linge et d’essorage pour les draps, avec, au pied, la rigole d’écoulement des eaux. La margelle de lavage, inclinée, est en ciment lissé. Elle a remplacé les anciennes planches à laver de bois clair en peuplier. On évitait d’utiliser des planches en chêne, ou en châtaigner, bois pourtant imputrescibles, car leur forte teneur en tanin pouvait tacher le linge.
Le lavoir est alimenté par le trop-plein de la source du Loir, contiguë, délimitée par un petit carré de briques. Dans le fond de la fontaine et du bassin on peut, par moment, voir s’échapper une myriade de bulles parmi quelques algues fluorescentes. Le réglage de la hauteur d’eau à un niveau constant dans le bassin est assuré par une vanne à crémaillère. En son temps, des travaux de vannage ont été inscrits au budget le 12 juin 1927 et confiés à Monsieur Lhermitte, charron à Illiers.
Le 19 novembre 1997, des techniciens de chez Philips ont réalisé des essais d’éclairage du lavoir et du bassin avec des fibres optiques. Les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes des élus. Le dossier fut classé sans suite.
En 1999, en marge d’un concert de musique baroque organisé à l’église, le lavoir a été habillé aux couleurs des lavandières avec les éléments de décor s’inspirant des lessives d’autrefois.
Le lavoir de Saint-Éman a été répertorié dans un document réalisé par le lycée de la Saussaye en 2005, À la découverte des lavoirs du pays chartrain avec ceux de Villebon, Cernay et Illiers-Combray pour la haute vallée du Loir.
En 1987, un habitant se promenant du côté du lavoir, a pu voir une scène qui allait bientôt disparaître à tout jamais, celle des dernières lavandières à Saint-Éman, agenouillées, en pleine lessive et il eut la bonne idée de les photographier pour en témoigner aujourd’hui. Sur les clichés nous reconnaissons Evelyne Teilleux, avec ses enfants accompagnant leur mamie qui s’évertuait à laver plus blanc que blanc. Mais, dans le village, certains anciens Émanois s’accordent à dire que la dernière lavandière qu’a connu notre lavoir reste Bernadette Dumoutier. Images d’un autre temps…
Le lavoir de Saint-Éman… lieu de baignades
Cette scène de vie au début des années 1970 au lavoir de Saint-Éman devenu pour l’occasion lieu de baignades a été saisie par Jacques Forget habitant au Breuil à Marchéville, sa maison de cœur. À travers l’objectif de son appareil photo ou en posant son chevalet en bordure d’un champ, il a su capter le charme discret de la vie à la campagne. À nos oreilles résonne l’écho du rire des enfants batifolant dans l’eau malgré sa fraîcheur.
À l’œil malicieux de Jacques Forget n’a pas échappé, en cet endroit, la présence d’un panneau reprenant quelques vers de l’illustre poète Ronsard (*) à côté d’un autre écriteau « chantier interdit aux publique » écrit par un malchanceux au certificat d’études.
(*)
Source d’argent toute pleine,
Dont le beau cours éternel
Fuit pour enrichir la plaine,
De mon pays éternel...
L’actuelle réglementation prônant le principe de précaution sous la responsabilité du maire, toute baignade au lavoir est désormais interdite. Seules les grenouilles ont droit de cité en ce lieu délaissé par les lavandières.
2022 : pose de la nouvelle vanne
Le lundi 28 mars 2022, l’entreprise Huet de Méréglise finissait la pose de la nouvelle vanne du lavoir. Une vanne toute neuve faite de chêne massif. L’ancien système était défectueux. La guillotine faite de planchettes disjointes était devenue poreuse, laissant s’écouler l’eau du bassin. Le mécanisme de relevage était également bloqué, fortement oxydé. Une remise en état s’imposait… d’autant plus qu’il s’agit du 1er vannage sur la rivière du Loir naissant qui amorce sa longue et paisible course de plus de 300 kilomètres à partir de sa source officielle située à Saint-Éman.
Cette restauration a bénéficié d’une aide financière du SMAR Loir 28, Syndicat Mixte d’Aménagement et de Restauration du bassin du Loir en Eure-et-Loir. Le syndicat est présidé par Patrick Martin maire du village de Mottereau, un voisin…
Le petit lexique des lavandières :
Faire la lessive : Faire la buée (de « bugado », et du celte bugat, lessive).
- La grande buée : Deux lessives par an, une au printemps, une autre avant la Toussaint pour les grandes pièces (draps, nappes...)
- La petite buée : Une fois par semaine, généralement le lundi, pour le linge de corps, torchons, chemises,...
Trempage / rinçage : L’échangeage, l’essangeage, l’essoingnage.
Blanchir le linge : L’azurage, des billes de bleu indigo sont ajoutées à l’eau de rinçage pour donner de l’éclat au linge.
Séchage du linge : Essarder le linge, le sécher soit à l’abri, au grenier, soit à l’air chaud devant la cheminée, le poêle, soit en plein air, étendu sur l’herbe, ou sur des cordes relevées par des perches en bois fourchues.