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Les légendes du Loir

La légende du Loir au temps de Sully

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Depuis bientôt vingt ans, Maximilien de Béthune, duc de Sully, vivait retiré en son château de Villebon. Après l’assassinat du roi Henry IV le 14 mai 1610, Sully qui était son ministre des finances, sentant monter sa disgrâce, décidait de renoncer à ses hautes fonctions. Il avait refusé de se convertir à la foi catholique et restait un fervent protestant, adepte de la religion réformée.

Dès janvier 1611, Sully remit à Marie de Médicis la démission de ses charges. De temps en temps, accompagné de sa seconde femme, Rachel de Cochefillet, et de leur suite, il se rendait en son château de Sully-sur-Loire, mais très vite, la petite cour regagnait le Perche pour y séjourner durablement.

Sully affectionnait tout particulièrement l’antique demeure des « Estouteville », il  avait consacré beaucoup de soin à sa restauration et à son embellissement. Le cadre royal du domaine se prêtait aussi à merveille à la vie pompeuse et solennelle qui plaisait au duc.

 

Le protocole, minutieusement réglé, était fort sévère et strict. Levé de bonne heure, sa prière faite, Sully se mettait au travail avec ses quatre secrétaires : rédaction de ses mémoires, réponses à la correspondance reçue, administration de ses domaines et de son immense fortune, c’étaient là les occupations du matin.

 

Lorsque Sully s’apprêtait à faire sa promenade dans le parc, la cloche du pont-levis annonçait son départ et aussitôt tous les gens de la maison descendaient pour former une haie d’honneur. Un cortège s’organisait, composé de deux gardes suisses, en tête, avec leurs hallebardes, suivis d’écuyers, de gentilshommes. Le cérémonial était respecté, un rituel immuable.

Un jour d’avril 1630, le cortège venait à peine de rentrer que la cloche du pont-levis tinta de nouveau. Il y avait là trois moines qui demandaient à être reçus d’urgence par le châtelain.

Sully, après avoir pris place dans son fauteuil ducal, donna l’ordre de les introduire. C’étaient trois bénédictins du monastère voisin de Thiron, vêtus de leur chasuble de toile épaisse noire avec capuche. Les moines étaient fortement impressionnés par tant d’apparat, ils s’avançaient timidement, se découvrant en repoussant leur capuche en signe de respect. L’un d’eux, rassemblant son courage, exposa le but de leur visite :

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- « Monseigneur, dit-il, notre communauté possède sur la paroisse de Champrond-en-Gâtine, l’étang de la « Motte », proche de notre ferme de « l’Abbaye » qui est contiguë à notre prieuré. De cet endroit partent les sources de la rivière « Loir », qui alimente vos étangs de Gastine et fait tourner les moulins que vous possédez sur vos domaines de Saint-Denis-des-Puits et de Fruncé. Or, les pluies abondantes de ces dernières semaines ont tellement grossi les eaux que la digue de notre étang de la « Motte » vient de se rompre. Nous l’avons réparée à la hâte, mais la brèche était si importante que tout le poisson de notre pièce d’eau est passé dans la vôtre. C’est pour nous une véritable catastrophe car la vente de ces poissons permet à notre communauté de vivre plusieurs mois. Nous comptons donc, Monseigneur, sur votre grand cœur et votre justice pour nous aider à récupérer nos poissons ».

 

Et le moine se tut, inquiet de la réponse, car la rigidité de Sully, protestant, et son impartialité en affaires étaient connues de tous. Cette renommée était telle que le Père abbé de Thiron avait longuement hésité avant d’autoriser les moines du Prieuré des Abbayes à faire cette démarche. Les plaies des guerres de religion n’étaient décidément pas encore cicatrisées…

Les moines, anxieux, devant Sully, attendaient craintivement la réponse du duc.

 

Elle fut brève: 

- « Partez tranquilles, Messieurs » dit-il « je vous promets de vous faire prévenir lorsque mes hommes pêcheront mon étang de Gastine ».

 

Et, sur ces mots, il leur donna congé et commanda à ses archers de leur faire escorte avec déférence jusqu’à la sortie du château.

 

À quelque temps de là, une estafette à cheval se rendit à Thiron pour prévenir le Père abbé, suivant la promesse du duc de Sully, que la pêche aurait lieu le lendemain.

 

 

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Dès le début de la matinée, une délégation se rendit à l’étang de la Gastine. Elle se composait des trois moines qui avaient fait la première démarche, accompagnés de deux voitures à bras remplies de baquets destinés à rapporter les poissons des moines. Sur les berges de l’étang, il y avait un grand mouvement de foule. Les gens du château étaient à l’ouvrage, allaient et venaient fébrilement sous les ordres. Des hommes, dans la vase jusqu’aux genoux, attrapaient les poissons mordorés. La pêche était particulièrement fructueuse et les larges corbeilles d’osier tressé se remplissaient de carpes charnues et dodues.

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Le duc de Sully, en maître des lieux et en sage administrateur, présidait les opérations. Les moines s’avancèrent vers lui et le saluèrent fort cérémonieusement.

 

- « Mes révérends », leur dit-il malicieusement, avec un petit sourire ironique, « je suis fort aise de vous revoir, je serais, en effet, très fâché et contrarié de profiter de ce qui ne m’appartient pas. Reconnaissez-vous vos carpes ? Si oui, je vous autorise à les faire enlever sur le champ, mais veuillez m’indiquer de quelle façon vous allez les reconnaître! Sans doute portent-elles la même capuche que celle que vous portez? En tous les cas, vous me permettrez de prendre celles qui n’ont aucune marque distinctive, car celles-ci sont les miennes ».

Les moines se retirèrent honteux, terriblement vexés, pleins de rancune, en songeant à cette odieuse référence aux carpes encapuchonnées… Ils étaient décidés à se venger de ce farouche protestant de Sully qui les avait tant humiliés, bien que la vengeance ne soit pas un sentiment chrétien !

 

Comment s’y prirent-ils ? Nul ne le sait. La légende prétend que, par des tampons faits de peaux de moutons, les moines bouchèrent la source. Toujours est-il que celle-ci se tarit, et que le Loir, aujourd’hui, sort de terre près de Saint-Éman, quinze kilomètres plus loin. Il n’existe plus à présent qu’une vallée, sèche une grande partie de l’année, là où jadis coulait une rivière alimentant un chapelet d’étangs, et actionnant des moulins.

 

De leur côté, des météorologues prétendent que les moines de Thiron ne sont en rien responsables du détournement de la source originelle du Loir, que cela est une vue de l’esprit… et reste du domaine de la légende. D’après eux, les canicules d’une ampleur inégalée survenues les années 1636, 1637 et 1639 sont à l’origine de l’asséchement de la nappe superficielle et du comblement progressif par les déchets végétaux des sources secondaires et des ravines en amont du cours primaire.

Lors de l’été 1636, des témoins rapportaient « un effroyable harassement de chaleur » pendant plusieurs semaines. Ces canicules s’accompagnaient d’une mortalité importante en raison de la dysenterie résultant de la baisse et de la contamination des cours d’eau : 500 000 morts dénombrés lors de l’été 1636. Ces sécheresses successives ont fait connaître des conditions de vie très difficiles chez les paysans, des misérables étaient réduits à la seule maigre pâture et à manger des racines comme des bêtes…

De là, allait naître, dans la région, la révolte des Va Nu-pieds.

 

Des amateurs de légendes ayant toutefois quelques notions d’hydrogéologie nous ont fourni une autre explication: Les sols aux environs de Champrond-en-Gâtine sont très élevés. Auprès de la ferme de la Housserie, au nord-ouest du village, se trouve un point, dont la hauteur au-dessus du niveau de la mer est de 276 mètres, soit 6 mètres de plus que le sommet de la flèche gothique de la cathédrale de Chartres.

 

Les eaux pluviales s’infiltrant dans le sous-sol, à partir de plateau dominant, forment un cours d’eau souterrain qui donnait jadis naissance à la fontaine du Loir au niveau du lieu-dit : Les Abbayes, à proximité du prieuré des moines.

 

Dans la région, des anciens cultivateurs, des fontainiers, ou des ouvriers de marnières ont toujours affirmé que de ce plateau de Champrond jusqu’à Saint-Eman, on pouvait percevoir un bruit semblable à celui d’un ruisseau souterrain qui coule sur un lit de cailloux, plus particulièrement au hameau de Beaurepère, à la ferme de Saint-Laurent, aux Corvées-les-Yys et aux Châtelliers-Notre-Dame.

 

Connaissant l’existence de deux nappes d’eau superposées, les moines, par de sérieux  coups de sonde donnés dans le sol, les firent communiquer, et la nappe supérieure fut complément absorbée par un effet de siphon dans la nappe phréatique inférieure, ce qui eut pour conséquence d’assécher, en surface, l’ancien cours sur près de quinze kilomètres.

 

La résurgence de cette nappe détournée par les moines se manifeste aujourd’hui au niveau de la fontaine de Saint-Eman entourée d’une margelle de briques avec sa petite grille d’où remontent des bulles d’un fond obscur tapi de fines algues vertes phosphorescentes.

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La légende des fées maléfiques

Certains prétendent que le détournement de la source n’est en rien lié au bon duc de Sully apprécié, tout alentour, par les villageois. Il convenait aussi de ne plus jeter l’opprobre sur les vertueux moines du prieuré des Abbayes au Thieulin qui devaient se consoler de la perte de leurs carpes et faire maigre pitance.

 

On apprend dans un écrit de 1864 que près des Abbayes, à la fontaine du Loir, le pays était hanté, malfamé. A la nuit tombée, on y célébrait secrètement des messes noires. On apercevait des rondes endiablées, véritables danses de sabbat, à la lumière de torches. En voyant les feux follets dans les parages, le passant qui regagnait nuitamment son logis n’osait s’y arrêter, ni s’y attarder de crainte de passer à trépas.

 

En 1971, le fermier des Abbayes confirmait que la crainte inspirée en ces lieux n’avait point disparu en nos temps modernes. Le théâtre de ces peurs est encore, de nos jours, matérialisé par les vestiges de la chapelle du prieuré des moines de Thiron qui y étaient installés dès le XVIe siècle. Les ruines sont encore visibles dans les bois parmi les ronces et les taillis, à cinquante mètres de la ferme des Abbayes. La chapelle était de belles dimensions, dix-neuf mètres de long sur huit mètres de large avec son chœur en abside cintrée orientée vers l’est. A proximité, au milieu des bois de la Gâtine, sur le chemin des moines, vers les étangs, coulait l’eau de la fameuse source. Elle sortait au pied d’un hêtre séculaire immense, à la frondaison imposante. L’été, la source était à sec. Le paysan affable et bavard aimait à raconter que c’était l’hiver surtout que l’endroit était inquiétant:

 

- « En hiver, vers Noël, les gens du coin vous diront que c’était pas beau à voir par ici, on voyait de ces choses! Des sortes de magiciennes faisaient de sales tours à faire peur, et croyez-moi, on s’méfiait pour toujours une fois qu’on était passé par là ».

 

Une grand-mère des Corvées-les-Yys se complaisait aussi à dire à ceux qui prenaient le temps de l’écouter :

 

- « Qu’avant la Noël, la nuit tombée, on voyait de méchantes fées à la source du Loir, aux Abbayes… elles lavaient dans la fontaine les linceuls des revenants qui flottaient dans les airs comme des fantômes éclairés par la pleine lune. Les fées maléfiques menaçaient de mort les passants en les couvrant du linceul mouillé dans la fontaine du Loir ».

 

Ces prêtresses de Satan venaient provoquer et narguer les vertueux moines du prieuré du Loir. Les moines de Thiron étaient convaincus que le diable en personne s’était accaparé des lieux. Le spectacle nocturne et diabolique des fées païennes faisaient concurrence aux offices religieux des prêtres, sauveurs de l’âme des mortels, et tenaient éloignés  les fidèles de la région.

 

Les moines, excédés et déterminés, voulurent mettre fin aux rituels sacrilèges de ces sorcières en faisant disparaître à tout jamais la source du Loir du prieuré, lieu de théâtre de leurs maléfices. Il fallait que le Bien triomphe du Mal. A grands coups de pieu les moines percèrent le fond de la fontaine.

 

La rivière reprit alors un chemin souterrain vers une nouvelle source sanctifiée par le corps d’un saint martyr, à Saint-Éman... entre bocages et gâtines… où viennent désormais se mirer les bonnes fées.

"Le vol des sorcières" de Francisco de Goya, peint en 1798, exposé au musée du Prado à Madrid

Des crocodiles sur les rives du Loir

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En faisant une balade du côté des sources du Loir à Saint-Éman, en longeant la zone marécageuse des étangs envahie par les roseaux, on aime à se rappeler, pour se faire peur, cet article de presse paru dans l’Écho Républicain il y a quelque temps déjà ! Son titre suscitant la curiosité du lecteur, annonçait :

Des crocodiles sur les rives du Loir !

Des reptiles inquiétants dans notre région peu habituée à la fréquentation des crocodiles. 

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On peut donc y lire le commentaire suivant :

« Vendredi après-midi des promeneurs qui longeaient le Loir près d’anciens viviers devenus marécages ont eu la peur de leur vie lorsqu’ils ont aperçu deux petits crocodiles au milieu des herbes aquatiques. Aussitôt alertés, les services vétérinaires ont demandé une battue administrative au grand dam des membres de l’ADREL (Association de Défense des Reptiles d’Eure-et-Loir) qui ont réussi à interrompre cette chasse impromptue.

Dans les jours à venir des scientifiques animaliers étrangers sont attendus à Illiers-Combray pour étudier et comprendre la raison de la présence de ces reptiles dans notre région. »

Certains pouvaient y voir là les premiers effets pernicieux du réchauffement climatique de la planète, qui sait !

Les années passèrent et ce souvenir s’oxyda dans un coin de notre mémoire quand cette image crocodilienne revint à notre esprit sous une autre forme en lisant un nouvel article de l’Écho paru en mars 2019 évoquant un crocodile du Loir. Il s’agissait en fait de la dernière sculpture de Jérôme Wadoux, entièrement composée de pièces métalliques de récupération, rouillées et aujourd’hui recyclées : « Mon atelier est situé près du Loir et ça m’a donné l’idée toute bête d’un nouvel animal. Après le crocodile du Nil, voici le crocodile du Loir ».

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Nous avons oublié de vous préciser que l’article paru dans l’Écho avec le titre « Des crocodiles sur les rives du Loir » avait été publié un... 1er avril !

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