Les saints guérisseurs, leurs spécialités...
Dans un document datant de 1946 que l’on doit à Ernest Sevrin sous le titre Croyances populaires et médecine supranaturelle en Eure-et-Loir au XIXe siècle on peut y lire que :
« Chez les saints guérisseurs, chacun est spécialisé : le « mal du saint ». Dans l’esprit du peuple, le culte des saints est en rapport étroit avec des maux dont ils ont le pouvoir de préserver ou de guérir. Les « maux ou les feux de saints » sont les maladies qui relèvent de tel ou tel saint. Les plus connus, les plus familiers aux pèlerins, en dehors du mal de saint Éman, sont :
La peur (mal de saint Gilles),
Les rhumatismes, la goutte (mal de saint Maur),
L’érysipèle ou le mal des ardents (feu de saint Antoine),
Les convulsions (mal de saint Vrin),
Les boutons et maux à la figure (mal de saint Laurent)
Les eczémas, furoncles, pustules, dartres (mal de saint Evroult)
Les éruptions de boutons (feu de saint Julien)
Les maladies de la peau (feu de saint Jean)…
Il y a des ressemblances évidentes, et comme le même saint peut guérir de plusieurs maux, la même maladie peut aussi relever de plusieurs saints. »
Comme l’indique également l’ouvrage d’Ernest Sevrin sur les croyances populaires, l’église de Saint-Éman, au fil du temps, a dû être la destination et le lieu de pèlerinage de quelques « voyageuses » mandatées par des familles frappées par la maladie :
« Dès qu’on souffre de quelque mal, une « voyageuse » est consultée. C’est une bonne femme pas toujours pratiquante, mais spécialisée dans le culte des saints et qui en fait métier. Elle garde par devers elle la liste des maux de saints et celle des sanctuaires à visiter. Il n’y a pas de village dans le Perche, presque pas de hameau, qui n’en ait une ou plusieurs. La voyageuse diagnostique le mal du saint ; elle dit ce qu’il faut faire et elle s’en charge moyennant rétribution. On l’estime tant que l’on préfère généralement l’envoyer au saint que d’y aller soi-même : elle est plus familière avec lui, elle connaît mieux les rites, elle a plus de chances de succès. Elle-même, d’ailleurs, prend la chose au sérieux et ne doute pas du saint : si l’on a confiance et que tout soit fait selon les règles, il doit y avoir guérison. La voyageuse fait le pèlerinage à pied, en silence, à jeun ; elle prie à l’aller comme au retour. Devant la statue du saint, elle accomplit les rites consacrés, dont l’omission ferait tout manquer ; et c’est alors seulement qu’elle rompt le jeûne. Puis elle vient « rendre » son voyage par une dernière prière chez le malade, et prend son repas avec la famille. S’il faut une neuvaine, c’est encore elle qui l’accomplit, toujours à l’église du saint. On devait se garder, dans tous les cas, de voir le médecin pendant la neuvaine, sous peine d’inefficacité. »
Les fidèles se rendaient également dans le village de Saint-Éman le 30 avril pour implorer un autre saint guérisseur, saint Eutrope (voir aussi Eutrope, saint protecteur des récoltes dans l’article consacré à saint Éman, saint pluvieux) qui soignait plus particulièrement l’hydropisie (œdème). Avant de partir en pèlerinage, le malade devait prendre un écheveau de fil et se le passer trois fois autour du cou et le long du corps, de haut en bas. Il devait avoir soin de ne pas faire parcourir au fil la direction inverse : cette erreur ferait remonter le mal. Le malade se faisait dire un évangile à saint Eutrope et trempait dans la fontaine de Saint-Éman, un ruban qu’il portait pendant neuf jours. Ce pèlerinage voué à saint Eutrope est tombé en désuétude depuis bien longtemps et peu de personnes dans les environs en connaissent l’antique existence et la pratique déchue…
Concernant saint Eutrope, l’érudit mais non moins facétieux Claude Thisse écrivait dans un opuscule que : « Eutrope tout naturellement devait guérir l’« eutropisie » qui n’est autre que l’hydropisie mal orthographiée. Certains même, malaxant allègrement les étymologies, l’appelèrent saint Estropi, ce qui ne fit que le charger de prestations nouvelles : secourir les estropiés. Mais ce n’est pas tout encore. Ne sachant rien refuser, l’infatigable saint accepta quelques dernières broutilles de bienfaisante besogne. Notamment exhorter les poules à pondre car nos paysans souhaitaient avoir des « oeufs-en-trop » (eutrope). »