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Projet de canal entre le Loir et l'Eure

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De tous temps, l’eau, les rivières ont concentré et fixé les activités humaines et économiques. Le Loir ne fit pas exception. A une époque, des coches d’eau tirés par des chevaux transportaient des voyageurs et quelques marchandises de Vendôme à Châteaudun en remontant le cours de la rivière. Les nombreux massifs forestiers du Perche (Montécôt, Champrond-en-Gâtine, Fréteval,…) ravitaillaient les bourgades voisines en bois de chauffage et de charpente. Ces forêts fournissaient aussi la Marine Royale pour la fabrication des navires de guerre. Le bois était partiellement acheminé par flottage. Dans le Vendômois, à flanc de coteaux s’ouvraient de nombreuses carrières de calcaire, de sable, il convenait d’expédier au plus loin ces matériaux. Il en allait de même, en aval de la rivière, pour le vin issu du vignoble des « Vaux du Loir », un cru de bonne qualité et produit en quantité dépassant largement la consommation locale.

Les voies navigables semblaient préférables aux voies terrestres. Les routes étaient d’un état médiocre, et impraticables pendant la saison des pluies. Ces projets de transport fluvial avaient toutefois ses détracteurs. Au XVe siècle, les propriétaires des moulins s’y opposèrent farouchement, (par endroit, il faudrait démolir des moulins pour rendre le Loir navigable). Il convenait, au fil des siècles, de faire évoluer les mentalités et procéder à des arbitrages politiques et économiques tout au long de la Monarchie, de l’Empire jusqu’aux premières heures de la République naissante.

Au XVIIe siècle, certains projets se concrétisèrent sous l’impulsion conjuguée de Colbert pour son ambition commerciale offensive et de Vauban, ingénieur talentueux, pour son destin de grand bâtisseur.

Suite aux réalisations des canaux d’Orléans et de Briare allaient naître, dans la région chartraine, de nouveaux projets de transnavigation pour accroître les échanges commerciaux avec la Basse-Seine, l’Orléanais, le Blésois. Dans le passé, en 1442, ce projet avait déjà été réclamé par la communauté influente des « Marchands de Chartres » encouragé d’ailleurs par Charles VII. Malheureusement le chantier n’avait pu obtenir les autorisations et les financements nécessaires et attendus.

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Dès 1698, suite au mémoire de Vauban sur la navigation des rivières, l’intendant Jubert de Bouville proposait de rendre le Loir navigable à partir de Châteaudun, et l’Eure à partir de Maintenon tout en avançant une idée très innovante pour l’époque, celle de joindre les deux rivières par un canal. Rendre navigable une rivière était une chose, mais réunir deux rivières de bassin différent était un tout autre défi ! Les années passant, l’idée suivait son cours…

 

En 1703, un projet de la compagnie Leroux-Imbert était examiné en conseil d’État. Un arrêt rendu à Marly en avril 1703 réaffirmait l’objectif de rendre le Loir navigable du Lude jusqu’à Bonneval. Le projet de jonction du Loir à l’Eure par l’intermédiaire d’un canal à bief avait également été mis à l’ordre du jour du conseil d’État. Mais bien vite le Royaume s’était déclaré dans l’impossibilité de financer les travaux d’aménagement du Loir et de la création d’un canal de jonction entre les deux rivières. Sur l’Eure, Madame de Maintenon se proposait de reprendre à ses frais le projet de navigation. Cette initiative recevait l’approbation du roi Louis XIV par l’Édit royal valant Lettres Patentes signé à Fontainebleau en octobre 1704. Pendant plus de trente années, tous les travaux d’envergure sur le Loir allaient être suspendus. C’est en 1737, à partir de la Flèche, que le Loir devint navigable grâce à l’implantation de quelques écluses marinières.

En 1739, à son tour, M. Joubert de Villemarest, gentilhomme vendômois, proposait de rendre le Loir navigable dans tout son cours, et de le joindre à l’Eure.  Il écrivait :

 

« Le Loir peut être rendu facilement navigable en remontant jusqu’à Vendôme. Sa jonction avec l’Eure peut se faire par un canal en pleine Beauce de 8 miles, ou par un ravin situé dans la plaine Saint-Germain, qui présente un canal presque tout formé par la nature ; il aurait environ 12 miles. Ce bassin reçoit les eaux et les fontes des neiges de la plaine, et va se décharger dans l’Eure, près du village de Thivars. Ces deux rivières, sans se faire tort, sont suffisantes, avec une rigole de dérivation amenant de l’eau prise dans l’Eure à Pontgouin, pour fournir à un canal abondamment et en tout temps. La jonction de l’Eure et du Loir compléterait une navigation de 250 miles au milieu du royaume, dans un pays qui, malgré sa fertilité, souffre par le défaut de débouchés et de consommations. Les ports de la Bretagne et de la Normandie, la Picardie et l’Oise, le Pont-de-l’Arche, et par conséquent Paris, et environ vingt villes assez considérables que le Loir et l’Eure arrosent, qui toutes ont leur commerce, leurs richesses et leurs manufactures, forment des objets importants pour cette navigation. »

 

M. Joubert de Villemarest voulant concrétiser son projet, forma une compagnie financière en 1745. Il avait obtenu du roi Louis XV la permission de faire les plans et devis pour cette ambitieuse entreprise. Les ingénieurs, multipliant les déplacements sur le terrain, posèrent des jalons, prirent des niveaux, firent des plans et des projets de toute nature, mais ce fut tout...


Dans un nouveau mémoire remis en 1791 au Directoire du district d’Angers, on peut lire quelques commentaires et appréciations de son auteur :

 

« La dépense de la navigation du Loir telle qu’envisagée par le sieur Joubert de Villemarest fut évaluée en 1739 à 1.100.000 livres. Je pense qu’elle irait plus loin. Il n’y a que les huit derniers miles où cette rivière soit parfaitement navigable ; les écluses sont en mauvais état, et de jour en jour elles tombent faute d’entretien. Cette navigation continuée par la rivière de l’Eure, pourrait procurer à la ville de Paris un commerce plus sûr et plus réglé en toutes saisons avec la Bretagne ; peut-être les canaux d’Orléans et de Briare y perdraient quelque chose, mais cet inconvénient n’est rien en comparaison des grands avantages qui doivent résulter de l’entreprise projetée. »

S’il existe un document de référence dans ce projet de transnavigation de Loire en Seine c’est bien le mémoire du Duc de Luynes, comte de Dunois, écrit en 1782 accompagné d’un plan succinct avec une argumentation de nature militaire et stratégique. Selon le Duc de Luynes, la communication du Loir avec l’Eure présentait pour le Royaume cinq avantages majeurs qu’il résumait ainsi:

 

« 1-La facilité des transports de bois de construction, mâtures, cuivres, cordages, chanvres,… depuis les mers du Nord, de la Flandre et de la Hollande jusqu’à Nantes par l’Escaut, l’Oise, la Seine, l’Eure, le Loir et la Loire.

 

2-Les transports de l’artillerie, des vivres et des équipages depuis le commencement de la guerre sont faits par la terre à grands frais, fatiguent les grands chemins, en augmentent l’entretien.

 

3-L’avantage inappréciable de savoir au juste le moment de l’arrivée à Nantes des convois de tout genre, ce qui sera impossible tant qu’on sera obligé de naviguer sur les canaux d’Orléans et de Briare et de passer sur la partie de la Loire remplie de sables mouvans.

 

4-La diminution considérable du tems, la navigation proposée étant moins longue et jamais interrompue, les transports pouvant se faire par convois et en une fois, l’ennemi ne seroit plus informé ou bien le seroit trop tard des différens projets d’attaque ou de défense.

 

5-Un nombre de matelots se formeroit sur un cours de navigation de 130 lieues. Ces matelots seroient classés et augmenteroient les ressources en ce genre de la Marine Royale. Il resulteroit en outre de cette navigation que les forêts qui avoisinent le cours des rivières du Loir et de l’Eure seroient exploitées; les bois de construction pour la Marine Royale conduits à Brest diminueroient d’autant le besoin qu’on a de l’étranger. »

 

Et puis, en 1789, sonnait l’heure de la Révolution française, avec la prise symbolique de la Bastille et la fin de la monarchie absolue. Qu’allait-il advenir des projets de transnavigation entre le Loir et l’Eure ?

À partir de 1791, à Châteaudun, la très jacobine Société des Amis de la Constitution, composée de notables, allait rédiger un mémoire insistant sur la nécessité d’ouvrir le Loir à la navigation :

 

- « La Société des Amis de la Constitution de Châteaudun ayant pris connaissance des travaux faits en différents temps sur le projet de rendre le Loir navigable et même de le joindre à la rivière d’Eure, en a senti toute l’importance ».

 

- « Les Amis de la Constitution, persuadés qu’un bon gouvernement tend toujours vers le plus grand bien possible, espèrent que l’Administration ne recevra point avec indifférence le vœu d’un grand nombre de citoyens qui demandent à participer à un avantage auquel la nature semble les avoir appelés. Le Loir peut porter bateaux connus sous le nom de Mahons, petits bateaux plats. Ces petits bateaux sont en usage sur quelques rivières et suffiroient pour la navigation du Loir. Étant d’une construction facile et peu dispendieuse, ils seroient à la portée du plus grand nombre de négociants. Ils seroient facilement remontés le long du Loir par des chevaux ou halés à force de bras. Il n’est pas nécessaire, pour leur livrer passage, de détruire des moulins. Il ne faudroit point non plus de levées comme à la Loire. La seule dépense qui reste à faire est de dégager en certains endroits le lit de la rivière... »

 

Ces volontés affichées par les uns et les autres permirent de relancer et de poursuivre les travaux d’aménagement des berges. Le Loir, en 1791, devenait ainsi navigable  de La Loire jusqu’au Lude.

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En Eure-et-Loir, les administrateurs du département, les représentants du Conseil Général et du Conseil municipal de Chartres estimaient :

 

- « Qu’il serait bon de projeter un canal de jonction de Courville à Illiers, long de 6000 toises et dont le but serait de créer des échanges entre le nord, le nord-ouest et le centre en évitant la Loire. Ce projet pourrait être complété par la jonction de la Mayenne à la Vilaine…, de l’Huisne au Loir en se servant du ruisseau qui dessert Authon (La Rhône)  et l’Ozanne… »

 

L’objectif est de vivifier l’économie locale car « malgré la richesse du plateau beauceron essentiellement couvert de terres labourables, l’Eure et Loir souffre de sa dualité. L’étendue des terres et des landes incultes y est considérable: environ 100,000 arpents qu’on estime pouvoir être plantés de bois dont on choisirait judicieusement les espèces...».

 

En 1791, l’État se prononçait en faveur de ce projet soit dix ans après le mémoire du Duc de Luynes. Le détail des travaux publics envisagés fut présenté à l’Assemblée des États généraux dans lequel on distinguait deux options possibles, soit un tracé du canal dans la plaine de Saint-Germain-le-Gaillard, soit l’autre dans la plaine de Sandarville (vecteur Bonneval sur le Loir/Pont-Tranchefêtu sur l’Eure).

À cette époque, la faisabilité du projet des élus chartrains entériné par l’État, avait été étudié par un nommé Bossu également associé aux travaux du canal de l’Ourcq. Une partie du projet consistait bien en l’ouverture d’un canal à bief de partage de 10 kilomètres entre les cours supérieurs de l’Eure (au-dessous de Courville vers Chuisnes) et du Loir (à l’extrémité de l’étang de Cernay) à travers la plaine de Saint-Germain-le-Gaillard. Ce projet fut également mentionné en l’an XI (1802) dans le mémoire de Quévanne, ingénieur des Ponts et Chaussées du département. Mais il constatait que ce projet, dont on ne trouvait plus trace quelques années après, était irréalisable, la jonction entre les deux rivières étant opérée bien trop en amont de leurs cours.

 

Par décret du 26 juillet 1793 la Convention Nationale optait définitivement pour la seconde proposition et autorisait la compagnie Clavaux à ouvrir un canal de jonction entre Bonneval et Pont-Tranchêtu. Mais des événements imprévus allaient stopper les travaux:

          -L’exécution du roi Louis XVI par décapitation,

          -La France menacée aux frontières avec le recrutement de 300 000 hommes,

          -Et à l’intérieur du pays, la rébellion vendéenne déclenchée en mars 1793 qui faisait rage…

 

Le 26 pluviôse an III (février 1795) l’ingénieur des Ponts et Chaussées Brullée relance l’idée en proposant un nouveau mode de navigation pour prendre en compte la conjoncture difficile: réduire la largeur et la profondeur du canal, ainsi que la taille des bateaux à fond plat. Deux hommes devaient suffire selon lui à faire manœuvrer douze de ces bateaux attachés ensemble. Pour exécuter les travaux, Brullée envisageait d’employer immédiatement « des citoyens des deux sexes âgés de 12 ans et au-dessus, les vieillards qui pourraient ou voudraient travailler, les individus qui surchargent les maisons de force (prisons), les oisifs et les vagabonds qui souvent inquiètent la tranquillité publique et les prisonniers de guerre moyennant une légère indemnité ».


Le Premier Empire (1804-1815) allait mettre un terme définitif à ces projets de transnavigation. Les derniers rapports techniques et financiers rendaient illusoires la faisabilité et l’intérêt du canal entre le Loir et l’Eure. L’Empire ne s’intéressait en fait qu’aux grands axes routiers et aux seuls fleuves déjà navigables. Les dernières tentatives de réaliser le canal furent vouées à l’échec, notamment celle de l’ingénieur polytechnicien Barnabé Brisson (1777-1828). Il proposait pourtant une idée novatrice, celle de relier directement le Loir à la Seine. Il estimait « qu’en creusant entre Dammarie et Fresnay-le-Comte une tranchée de 10 mètres de profondeur, on aurait à descendre de dix écluses de 2,50 mètres de chute vers le Loir pour atteindre Bonneval. On pourra conduire au bief le plus élevé, des eaux prises à la jonction avec le ruisseau de Méréglise (la Thironne)...».

 

Par ailleurs l’ingénieur Brisson, en 1820, indiquait que la navigation du Loir pouvait être rendue praticable, à partir de Bonneval, avec une dépense moindre que celle de la construction d’un canal latéral: « quelques enlèvements de bas-fonds… quelques coupures en rectification, des écluses à chaque chute de moulin, l’établissent de chemins de halage, la construction de quelques ponts ou leur élargissement pour permettre le passage des barques. Le Loir a besoin cependant d’améliorations importantes après Vaas jusqu’à sa jonction avec la Sarthe (à Briollay) ».

 

Après les travaux d’aménagement jusqu’à la Flèche, puis le Lude, quelques initiatives ont permis, en 1820, de rendre le Loir navigable jusqu’à Vaas. Il faudra attendre 1829 pour faire la jonction avec le port de Coëmont près de Château-du-Loir soit une longueur de 114 km navigable pour rejoindre Angers et la Loire.

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Dès 1841, les pouvoirs publics, peu convaincus de l’utilité et de la rentabilité du projet, s’en désintéressèrent malgré les ultimes tentatives de relancer les travaux, fortement encouragées par les élus du Loir-et-Cher qui multipliaient les initiatives en quête d’investisseurs. L’ordonnance royale de Louis-Philippe, autorisant la Compagnie créée par François de Pétigny, à rendre le Loir navigable de Vaas à Bonneval ne sera d’ailleurs jamais promulguée.

Au début du XXe siècle, dans l’édition du Journal de Chartres en date du mardi 21 janvier 1913, on pouvait lire une déclaration de Georges Fessard, ancien sénateur-maire de Chartres: « D’ores et déjà, le canal de l’Eure au Loir qui appartenait jadis au domaine de la fantaisie et de l’utopie prend rang parmi les grandes entreprises réalisables ».

 

Le journaliste, avec un brin d’ironie, concluait son article avec ce propos : « Nous en acceptons l’augure avec confiance. Toutefois nous croyons pas utile de retenir par avance notre place au banquet d’inauguration. Il passera encore pas mal d’eau sous les ponts… »

 

En mai 1913, à l’occasion d’une conférence publique, Georges Fessard va réitérer, non sans grandiloquence, les mêmes propos , faisant de ce canal son nouveau cheval de bataille : « Resterons-nous indifférents à ce grand mouvement, et trouverons-nous, comme dans l’opéra de Galatée qu’il est doux de rien faire quand tout s’agite autour de nous ? Non. Nous sommes les dignes fils de ceux qui eurent la hardiesse de l’entreprise de 1442 et nous saurons le prouver ».

 

Quelques mois plus tard, les bruits des canons firent écho à ces propos : ceux de la première guerre mondiale qui feront sombrer à jamais dans l’oubli le projet du canal du Loir à l’Eure. Comme le disait Georges Fessard, celui-ci « appartenait jadis au domaine de la fantaisie et de l’utopie » et, désormais, il le restera pour toujours….

… mais c’était sans compter sur l’article repris par le Journal de Brou dans son édition du 18 septembre 1935 ayant pour titre : « En marge des grands travaux, le Canal d’Eure-et-Loir » qui allait ressusciter ce vieux serpent de mer pour mieux l’enterrer avec une petite note finale teintée d’ironie en guise d’épitaphe.

 

On pouvait notamment y lire :

 

 ... En l’an II de la République, le projet du canal d’Eure-et-Loir avait motivé un rapport fait à la Convention Nationale. Le citoyen Clavaux, qui s’offrait à le réaliser à ses frais, soumettait un plan très étudié s’inspirant des travaux de Vauban, et envisageait d’assurer lui-même l’exploitation de ce canal de jonction.

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En résumé, il s’agissait :

1/ de rendre les deux rivières de l’Eure et du Loir navigables dans toute leur longueur jusqu’à Bonneval sur le Loir et Tranchefêtu sur l’Eure.

2/ d’ouvrir entre les deux points un canal de jonction alimenté par la rigole provenant du barrage du Moulin de Boisard à Pontgouin.

 

Nous ne savons pas si aujourd’hui le « Plan Marquet », en prévision des grands travaux nationaux, envisage la reprise de ce chantier évoqué depuis le XVe siècle et à maintes fois reporté… afin que l’on ne puisse jamais s’entendre dire : « Ce n’était donc pas un projet en l’air, puisque au contraire il est tombé à l’eau »….

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