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Au temps du roi Louis-Philippe, en 1837

Saint-Éman : 1837, l’année de tous les dangers

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un village entre annexion, fusion et scission

C’est la loi sur l’Administration Communale votée le 18 juillet 1837 qui va fixer la procédure pour opérer les réunions de communes : « Toute étude doit faire l’objet d’une enquête de « commodo et incommodo » dans les localités concernées. Les conseils municipaux, assistés des contribuables les plus imposés, donnent leur avis. Dans l’article 4, Titre 1er de la loi, il est précisé qu’à défaut de consentement des conseils municipaux des communes de moins de 300 habitants, la fusion se fera sur avis affirmatif du Conseil général du département ».

L’idée de fusion des villages n’était pas nouvelle. Dès l’instruction législative des 12-20 août 1790, l’Assemblée nationale s’était montrée favorable au regroupement des communes. En Eure-et-Loir, le mouvement de suppression et de fusion des localités ne commence véritablement qu’à la fin des années 1820. La question du regroupement communal va désormais être à l’ordre du jour et occuper une place de choix dans les délibérations des assemblées départementales et des conseils municipaux.

 

Autour du village de Saint-Éman, avec sa population de 137 âmes, et sans compter la ville d’Illiers, chef-lieu du canton, seules deux communes dépassaient le chiffre fatidique des 300 habitants, Magny avec 503, et Marchéville avec 577. D’autres villages ruraux se sentaient menacés, Châtelliers-Notre-Dame, avec 210 habitants, Méréglise, 163, et Cernay, 221. La population agricole, composée majoritairement de journaliers, de laboureurs, et de charretiers, avait déserté la campagne suite au flux de l’exode rural amorcé en 1850.

 

Nous avons décidé de traiter ce chapitre d’une façon exhaustive, au risque de paraître redondant, en retranscrivant, sans aucune correction, et dans un ordre chronologique, une grande partie des textes trouvés dans les archives départementales. Les divers documents se révèlent être une véritable chronique d’un village rural au temps du roi Louis-Philippe (*) à l’heure même où se jouait l’avenir des petites communes menacées par cette loi du 18 juillet 1837. Pour accélérer les procédures de rapprochement des communes, les autorités prétextaient que les plus petits villages ne pouvaient pas assurer la scolarité de leurs enfants faute d’écoles et d’instituteurs. D’autre part, ces localités ne disposaient pas non plus de mairie, « la maison commune ». Nous parviennent ainsi aux oreilles les échos des paroles et des échanges passionnés des élus, des villageois relevant le défi pour la sauvegarde de l’unité de leur territoire où chacun puisait ses joies et ses peines.

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(*) NDLR : Louis-Philippe 1er, roi des Français, au cours de sa vie, a porté plusieurs titres dont celui de duc de Chartres de 1785 à 1790.

La résistance des communes menacées s’organise

Dans l’ensemble du département, et dans le Perche notamment, c’est la résistance et le refus qui l’emportent. Le Préfet en vint vite à constater l’hostilité des populations sur cette question sensible et polémique. Au cours des procédures engagées, les conseils municipaux des communes menacées donnent tous un avis défavorable suivi par la population qui participe, souvent en grand nombre aux enquêtes de « commodo et incommodo » malgré l’illettrisme qui régnait alors et qui pouvait être un véritable frein à l’expression des plus démunis. Les maires, malgré les relances, refusaient de coopérer aux nombreuses sollicitations des administrations.

 

Autour de nous, et dès le 24 avril 1834, la commune des Yys exprimait fermement son « intention de se conserver elle-même ». Le 11 juillet 1839, le conseil municipal de Villebon constatait que l’on voulait faire de sa commune un « village » et « réduire le malheureux pays à rien » et rappelait que le château « a été abité par le grand Sully ou le bon Roy enriquatre a couché ».

Dès 1840, certains villages, dont Saint-Éman, refusent de donner à l’administration des renseignements nécessaires à l’enquête d’annexion. Les rapporteurs des affaires de fusion des communes auprès du Conseil général écrivent que les villages concernés épuisent la liste de tous les arguments possibles et inimaginables pour faire valoir tous les inconvénients pour leur population à vouloir les fusionner d’autorité. Dans une lettre de protestation adressée au Conseil d’arrondissement de Chartres, les habitants de Saint-Éman font part « des mauvais chemins qui empêcheraient leurs enfants d’aller, en hiver, à Illiers, pour y recevoir l’instruction, et du danger auquel ils seraient exposés en allant aux châtelliers-Notre-Dame, étant obligés de traverser des bois infestés par des loups (*) ... ».

(*) NDLR : Dans un article « Entre chien et loup » publié en décembre 1982, par la Société Archéologique d’Eure-et-Loir, on apprend que 59 cas de mort par « bestes cruelles » ont été recensés, au siècle précédent, sur la période de 1740 à 1760 dans la région, principalement des enfants de moins de 10 ans qui gardaient leurs troupeaux de moutons. Dans le canton d’Illiers, à Luplanté plus précisément, un extrait des registres paroissiaux nous apprend que : ... le 30 mai 1748, inhumation de Laurent Dunois, 8 ans, « presque dévoré ».

Le village de Saint-Éman livre sa bataille

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Acte 1 : 1837-1838, projet d’absorption par les Châtelliers-Notre-Dame

Dès l’année 1837, la commune des Châtelliers-Notre-Dame qui avait déjà récupéré la paroisse de Saint-Éman et la célébration du culte en 1803, se trouvait légitime à reprendre le village dans son entier, lui permettant du même coup de franchir le cap fatidique des 300 habitants et d’assurer ainsi sa pérennité. Mais c’était sans compter sur la résistance et la pugnacité de Jacques, Thomas Onillon, le maire de Saint-Éman qui, le 28 décembre 1837, réunissait les conseillers et les dix propriétaires les plus imposés à son domicile, au Grand-Bois-Barreau, « faute d’un local spécial pour la mairie ».

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Va s’ensuivre une correspondance importante. Un véritable roman feuilleton aux multiples personnages et rebondissements où l’on croise le fer afin que le petit village de Saint-Éman ne soit ni annexé ni dépecé. Un dossier qui fera, pendant plus de trois ans, de nombreuses navettes entre le Ministre de l’Intérieur, le Préfet, le Conseil général, le Conseil d’arrondissement, et les maires des communes concernées…

Registre d’enquête « comodo, incomodo » du 11 mars 1838 :

Registre ouvert à la mairie de Saint-Éman le onze mars 1838, au désir de la lettre de M. le Préfet du 3 courant, sur « le comodo et l’incomodo » de la réunion de la commune de Saint-Éman à celle des Châtelliers-Notre-Dame, sur la demande de cette dernière commune.        

                                                                                                          St Éman, le 11 mars 1838

                                                                                                          Le Maire, signé Onillon.

 

            Le 15 mars 1838, les sieurs Riguet Jean-François, Tricheux François, Courtois Louis, Rousseau Simon, Rousseau Alexandre, Beaudoux François, tous habitants de la commune de Saint-Éman, électeurs communaux, se sont présentés devant nous Maire de la commune de St Éman, et ont dit qu’ils s’opposaient à la réunion sollicitée par la commune des Châtelliers, ils s’appuient des motifs suivants :

            La commune de Saint-Éman est séparée des Châtelliers par de grands bois qu’il faut traverser, plusieurs vallées qui interceptent les communications et les rendent dangereux pendant l’hiver saison où les enfants des campagnes fréquentent ordinairement l’école. C’est à cette cause qu’il faut attribuer particulièrement l’absence des enfants de Saint-Éman à l’école des Châtelliers.

            La réunion est contre l’intérêt bien entendu de la commune de Saint-Éman qui par sa position présente un point de centre pour l’établissement d’une maison d’école. Elle serait fréquentée continuellement par 40 élèves fournis par la commune et les hameaux des Dauffrais et de Guignonville commune d’Illiers, et par les hameaux de Rouland et du Haut-des-Bruyères, commune de Nonvilliers, tous limitrophes de Saint-Éman avec de bons chemins pour y arriver tandis qu’ils sont séparés par des vallées, et de très mauvais chemins des chefs-lieux de leurs communes.

            Aux inconvénients qu’on vient de signaler, il faut ajouter que les chemins de St Éman aux Châtelliers sont impraticables et que les charges de ces communes dans les chemins de grande communication et les chemins vicinaux ne leur permettront jamais d’établir entre elles une communication sûre pour les enfants.

            La commune de St Éman a les ressources pour établir une maison d’école, 4 arpents de commune (NDLR : terres communales) est d’un prix au moins de 3.200 fr, somme offerte pour être vendus, il existe en outre pour 3 ou 400 fr d’arbres de haute futaye à vendre présentement, le surplus de la dépense sera fourni par une imposition extraordinaire que tous les contribuables s’empresseront d’acquitter. Quelques personnes voulant garder l’anonime (NDLR : anonymat) offrent de concourir de leur bourse à l’établissement d’une maison d’école, en laissant entrevoir qu’elles pourront même pour l’avenir donner une maison pour un presbytère.

            La commune possède une église qui remonte aux premiers temps du Christianisme.

            Les exposants expriment le vœu que M. le Maire de St Éman fasse toutes les démarches nécessaires pour l’établissement d’une maison d’école.

                Requis de signer, ont dit ne le savoir Riguet, Bouvier, Buquelier, Rousseau et Beaudoux.

            Personne ne s’étant plus présenté nous avons clos le présent.

            A Saint-Éman, le 25 mars 1838

Le Maire, signé Onillon.

 

Après le retrait de l’affiche, étant l’un des principaux propriétaires de la commune de St Éman, je me joins à l’opposition de réunion à une commune voisine d’après les motifs ci-dessus énoncés, signé Feugère Des Forts.

 

Dans la foulée du registre « comodo, incomodo » ouvert aux habitants de Saint-Éman, et à la date de clôture de la consultation, le conseil municipal se réunit dès le 25 mars 1838 pour délibérer.

 

            L’an Mil huit cent trente-huit, le vingt-cinq mars à quatre heures.

            En exécution de la lettre de M. le Préfet, en date du trois mars, le conseil réuni par les soins de M. le Maire avec adjonction des plus imposés en nombre égal et se trouvant au nombre de dix-huit.

            A l’unanimité le conseil demande que St Éman reste commune et ne soit réunie à une commune voisine quelqu’elle soit, d’après les motifs suivants :

            1° Les habitants maintiennent l’église à leurs frais.

            2° Saint-Éman est séparée des communes voisines par des vallées qui coulent d’abondantes eaux en hiver ainsi que par des bois marécageux qui sont le repaire de bêtes fauves.

            3° Saint-Éman a le plus grand intérêt à conserver des parcourts (NDLR : Terres de culture, prairies communales) qui lui appartiennent, ce qu’il perdrait s’il y avait réunion.

            4° Qu’il est plus commode pour les habitants de payer leurs impôts où le percepteur est obligé de venir, que d’aller eux-mêmes les enregistrer au loin.

            5° De plus de n’avoir plus la boîte aux lettres.

            6° D’être obligé de se déplacer pour tout ce qui est de l’état civil.

            7° Les habitants de St Éman ne font qu’une seule et même famille qui a toujours donné l’exemple de soumission aux lois. Ils craignent d’être administrés par des étrangers.

            Le Conseil a tellement l’amour de rester commune qu’il offre de faire par la suite à ses frais une maison d’école qui serait fréquentée non seulement par les enfants de St Éman mais encore par ceux de beaucoup de hameaux voisins.

            Arrêté en conseil….

Le Maire, signé Onillon.

Le 1er avril 1838, les conseillers municipaux des Châtelliers évoquent les états d’âme des élus et des habitants de Saint-Éman alors qu’il n’y aurait, d’après eux, que des avantages au rapprochement des deux communes !!!

            … St Éman y partagera alors (les bénéfices) proportionnellement et sans contrainte, plus de jalousie, l’égalité et la paix la plus profonde. Un peu d’humeur peut être se fera sentir dans les premiers mois, mais la bienveillance avec laquelle les Châtelliers se proposent d’agir envers St Éman, cette bienveillance qu’ils ont déjà approuvée, dissipera bientôt ce peu de mauvaise humeur et cette réunion que St Éman voudrait aujourd’hui éviter il n’en tardera pas à s’en féliciter.

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Le conseil municipal des Châtelliers, mené par son maire, Jean-Louis Deuil, reçoit le précieux soutien du Préfet d’Eure-et-Loir qui adresse un courrier au Conseil d’arrondissement :

 

            « La plupart des objections de St Éman ne sont pas fondées : Le Conseil municipal des Châtelliers affirme que la communication entre les deux communes est très facile, elle n’aurait d’ailleurs pas plus de dangers après la réunion qu’elle en a maintenant pour les enfants qui fréquentent l’école des Châtelliers. St Éman pourrait conserver la jouissance exclusive de ses pâtures, si cette jouissance s’exerçait par tous ses habitants indivisément.

            Quant à la proposition d’établir à ses frais une maison d’école, elle est inadmissible pour une population de 137 habitants.

            Il y a avantage pour les deux communes et pour le service de l’administration à réunir leurs territoires.

            Je pense qu’il y a lieu par conséquent d’accueillir la demande des Châtelliers… »

 

Le Préfet d’Eure-et-Loir.

23 mai 1838 : du côté des Impôts…

Le directeur des Contributions directes est également appelé à donner un avis sur le conflit en cours :

 

Son courrier reprend, en préambule, le tableau comparatif de la population, superficie et revenus des deux communes.

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« Considérant que le conseil municipal des Châtelliers ne base sa demande de réunion que sur le seul motif que les deux communes, peu fortes par elles mêmes, sont déjà réunies pour le culte et l’instruction, tandis que celui de St-Éman objecte que ce village est séparé des Châtelliers par de grandbois, et par des vallées et torrens qui interceptent les communications et les rendent extrêmement dangereuses pendant l’hiver, tems ou les enfants fréquentent ordinairement l’école, que la commune de St-Éman possède une église et qu’elle a les ressources nécessaires pour établir une maison d’école.

            En conséquence le Directeur quoique convaincu qu’il est de l’intérêt d’une petite commune d’être réunie à une autre, pense que le projet de réunion proposé par le Conseil municipal des Châtelliers ne doit pas être admis si toutefois les difficultés de communication alléguées par celui de St Éman sont exactes ».

5 août 1838 : le projet d’une « maison d’école » à Saint-Éman

Suite à la Loi Guizot du 28 juin 1833, une ordonnance en date du 16 juillet 1833 donnait les directives aux maires des communes pour mettre en place l’instruction primaire avec les modalités de calcul pour la contribution participative proportionnelle.

 

Dans le registre des délibérations à la date du 5 août on peut lire :

            -Au conseil ainsi réuni M. le Maire a exposé :

            * Que depuis un grand nombre d’années, la commune de Saint-Éman est réunie par une fiction à celle des Châtelliers pour l’instruction primaire puisque cette dernière commune a toujours été sans instituteur communal.

            * Que le budget de chaque année porte en dépense leur part contributive dans le traitement d’un instituteur qui n’existe pas, que tout à la fois on fait une perte d’argent sans compensation.

            * Qu’il faut ajouter à cette première considération la difficulté des communications entre Saint-Éman et le chef-lieu de la commune des Châtelliers par le mauvais état des chemins et à cause des vallées en hiver.

            * Que ces difficultés rendent nécessaire l’établissement d’une maison d’école dans la commune de Saint-Éman qui a pour faire face à cette dépense un terrain très propre à bâtir, des biens communaux d’une valeur d’au moins 3.200 francs et des bois de haute futaye, que d’un autre côté les habitants ont tous le désir de la création d’un pareil établissement dont ils reconnaissent l’indispensable nécessité et sont prêts à faire les sacrifices qui pourraient être exigés.

            Le conseil municipal considère :

            Que leur réunion aux Châtelliers est impossible, que la commune paye chaque année des subsides pour un instituteur qui n’existe que sur le papier et qu’il est nécessaire de bâtir une maison d’école à Saint-Éman.       

            A été unanimement d’avis que la commune de Saint-Éman soit disjointe de celle des Châtelliers pour l’instruction.

 

Après deux ans de tergiversations, le risque de reprise et d’absorption pure et simple de Saint-Éman par la commune des Châtelliers-Notre-Dame semble désormais écarté. Mais le Maire, Jacques Thomas Onillon, n’en n’a pas fini pour autant avec le projet de découpage territorial administratif et doit continuer à affûter ses armes pour faire face à une nouvelle répartition des terres villageoises « jetées en pâtures » aux communes voisines. Le géomètre en chef avait instauré au cœur du village une véritable ligne de démarcation. Ces nouvelles intentions d’euthanasie allaient démultiplier l’envie d’en découdre chez les élus et les autochtones. Un nouveau vent de révolte allait souffler dans la campagne de Saint-Éman entre Le Bois brûlé et La Folie

Saint-Éman livre une nouvelle bataille

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Acte 2 : le village dépecé et tiraillé entre Illiers et les Châtelliers, 1839

Le 18 janvier 1839 : le Préfet (*) veut en finir….

« Considérant que la loi du 18 juillet 1837, sur l’administration municipale, a eu précisément pour but de vaincre les résistances opposées par les communes qui, comme celle de St Éman, ne peuvent se suffire à elles-mêmes tant à cause de l’exiguïté de leurs ressources que du petit nombre de leurs habitants,

            Sommes d’avis qu’il y a lieu de réunir en une seule les communes des Châtelliers et de St Éman, arrondissement de Chartres, Canton d’Illiers, de leur donner le nom des Châtelliers-St-Éman et de fixer le chef-lieu de la Commune aux Châtelliers ».

Chartres le 18 janvier 1839

            Le Préfet.

(*) NDLR : Léonce Henri Vallet, Baron de Villeneuve (signature : villeneuve) était Préfet d’Eure-et-Loir installé depuis le 7 août 1837.  A. de Santeuil, était le conseiller de préfecture, secrétaire général, également signataire, par procuration, de différents courriers relatifs à la fusion des communes.

25 avril 1839, ministère de l’Intérieur (*) : retour à l’envoyeur

(*)  NDLR : À cette date, Adrien de Gasparin était le ministre de l’Intérieur. Au cours de la Monarchie de Juillet (1830-1848), les ministres se succéderont fréquemment, les fonctions n’étant occupées parfois que quelques mois. Ce fut le cas d’Adrien de Gasparin qui sera ministre du 3 mars 1839 au 12 mai 1839.

Le maire de Saint-Éman, épaulé par le conseil municipal, déployait tous les moyens possibles pour contrecarrer le projet de dissolution de son village, il avait même entamé une « grève administrative ». Son obstination n’était pas sans provoquer de l’agacement dans les bureaux feutrés du Ministère de l’Intérieur.

 

Le 25 avril 1839, les services du 1er bureau de l’administration générale du Ministère se voyaient contraints de renvoyer au Préfet d’Eure-et-Loir le dossier incomplet du « Projet tendant à réunir les communes de St Éman et des Châtelliers ». L’irritation du signataire se traduisait par le besoin de souligner certains mots dans le texte. 

 

            Monsieur le Préfet, vous m’avez adressé le 15 février dernier, un dossier relatif au projet tendant à réunir en une seule les communes de St Éman et des Châtelliers.

            J’ai le regret, Monsieur le Préfet, d’être obligé de vous faire le renvoi de ce dossier. Le tableau de renseignements que vous m’avez adressé ne contient, en effet, de documents que sur la population, la superficie, le revenu et les contributions, en principal, des deux communes qu’il s’agit de réunir, tandis que, aux termes de la circulaire du 30 avril 1838, vous auriez dû m’adresser, en même temps, les chiffres de ces communes en centimes additionnels, ainsi que celui de leurs dépenses ordinaires.

            Je vous invite, Monsieur le Préfet, à faire compléter immédiatement le tableau des renseignements, dans le sens que je viens de vous indiquer.

            Recevez, Monsieur le Préfet, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

            Le ministre Secrétaire d’État au département de l’Intérieur.

Pr. le ministre et par autorisation.

Le conseiller d’État, Directeur.

Le 29 septembre 1839 : nouveau registre d’enquête en mairie de St Éman :

Suite au projet de M. le Ministre de l’Intérieur de diviser la commune de St Eman en réunissant à celle d’Illiers le bourg de St Éman et la partie du territoire qui s’étend de l’Ouest à l’Est du ruisseau du Loir au chemin de méréglise aux Pâtis, et tous le surplus à la commune des Châtelliers.

                … Le 2 octobre 1839, des propriétaires et habitants de St Éman se sont présentés et ont requis le Maire à consigner leurs observations et protestations contre la réunion ou la division de la commune de St Éman.

                La position topographique de cette commune ne permet ni réunion ni division. Une visite sur le terrain plutôt que sur les cartes justifieraient pleinement cette assertion. En faisant une visite des lieux, on reconnaîtrait facilement que les communications sont interrompues par les grandes eaux pendant une grande partie de l’année. Il est même arrivé au hameau de Guignonville, dépendant d’Illiers, de conserver les morts pendant quatre jours faute de pouvoir passer à Illiers.

                Il serait plus rationnel de réunir Guignonville à St Éman que de penser à diviser cette commune.

                Les réclamations faites par la commune d’Illiers et des Châtelliers, de réunion ou de division, sont contraires à tous les intérêts des localités, et à ceux des habitants de la commune de St Éman.

                Elles décèlent le désir de s’emparer de leurs biens et des ressources de la conquête en sacrifiant les intérêts des habitants. C’est une vérité qu’il faut enfin faire entendre, et qui trouvera sans doute un écho puissant auprès de l’autorité…

                M. De Malard et Pierre Gatineau protestent contre la division vu que leurs fermes se trouveraient totalement détruites par le parcours de la commune d’Illiers qui viendrait jusqu’à leur porte et la meilleure partie de leur ferme.

14 novembre 1839 : la Direction des Contributions Directes….

Par lettre adressée au Préfet de l’Eure-et-Loir le 14 novembre 1839, la Direction des Contributions Directes cautionne le découpage du village de Saint-Éman avec le bourg qui serait rattaché à la commune d’Illiers…

 

                « … la ligne indiquée au plan par les lettres AB offrirait une limite naturelle et invariable entre la commune d’Illiers et celle des Châtelliers ».

Session extraordinaire du conseil municipal d’Illiers du 16 décembre 1839 :

Le maire d’Illiers, M. Chapron, informe la population qu’une enquête de 20 jours à partir du 22 novembre 1839 est ouverte sur le projet de division de St Éman dont le résultat serait de réunir à celle d’Illiers la partie du territoire s’étendant du ruisseau du Loir au chemin de Méréglise aux Pâtis….

 

Le 16 décembre 1839, est signé le certificat de non opposition « Aucune réclamation n’a été faite contre la division de la Commune de Saint-Éman ».

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La commission d’Illiers composée des élus et des contribuables les plus imposés de la commune, prenait la délibération suivante :

 

            « Considérant que la portion de la commune de St-Éman dont la réunion est proposée, est totalement enclavée dans la Cne d’Illiers ;

            Que cette réunion, si elle augmente les charges de la commune, augmentera également les ressources ;

            Est d’avis que la réunion proposée est avantageuse aux deux communes... »

Le 17 décembre 1839, Jacques Thomas Onillon, le maire de Saint-Éman, reprend la plume :

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« Où il est question de l’île de Sibernia… »

À l’issue de l’enquête publique ouverte sur Illiers, et sentant « le vent du boulet », le maire, craignant pour l’avenir de son village, écrit à Monsieur le Préfet :

 

            Tous les habitants se sont réunis auprès de moi pour vous adresser leurs justes plaintes contre une mesure qui, en les privant d’une administration locale, les met pour ainsi dire hors du Droit commun, par la difficulté de toute communication avec Illiers et les Châtelliers pendant 6 mois de l’année.

            Notre commune est isolée des deux autres par un marais puisqu’elle porte le nom d’Île de Sibernia, se trouve enclavée entre deux rivières au levant et au midi par le Loir venant de l’étang de Cernay et au couchant par deux vallées qui viennent verser leurs eaux dans la première avec les accidents de terrains ajoutés. Les bois marécageux et les plus mauvais chemins qu’il soit au monde, vous aurez, Monsieur le Préfet, la plus juste idée de notre position.

            C’est dans l’intérêt d’une population divisée ou réunie que je me permets de vous adresser leurs vives réclamations.

            Tout changement quelconque conduit (soit à Illiers soit aux Châtelliers) les populations détruites ou réunies à ne pouvoir communiquer avec les chefs-lieux, pour les plus simples relations telles que l’état civil et l’instruction primaire, car les deux enfants de sieur Rousseau voulant passer à Illiers ont été noyés, que dans le hameau de Guignonville les morts y restent quatre jours avant de pouvoir les enlever et que d’autres ont été inhumés à St Éman.

            Pour arriver à un bon résultat il serait beaucoup mieux de réunir à St Éman le hameau de Guignonville dont les habitants sont auprès du chef-lieu de St Éman.

            Si on consultait leur opinion à cet égard je puis assurer qu’on obtiendrait leur adhésion.

            Maintenir l’intégralité de la commune de St Éman c’est à la fois répondre aux besoins des habitants et leur rendre justice.

                                           J’ai l’honneur d’être, Monsieur le Préfet, votre très humble, très obéissant serviteur,

Onillon, maire.

Séance extraordinaire du conseil municipal de St Éman le 28 janvier 1840 

(NDLR : Dans le registre de délibérations, les élus excédés appuient et témoignent leur mécontentement en soulignant certains mots dans le texte, procédé inhabituel dans un document officiel).

« Enfants de St Éman : mourir noyés ou dévorés par les loups ! »

La séance extraordinaire du 28 janvier 1840 s’est tenue afin de répondre et de réagir à la lettre de M. le Préfet en date du 18 novembre 1839, et de rappeler la protestation déjà formulée le 25 mars 1838 à travers la délibération du conseil municipal :

 

            Le Conseil ajoute qu’il regarde aujourd’hui, comme il regardera toujours la mesure de dislocation ou de réunion de St Éman comme impolitique, mauvaise, dangereuse.

               -Impolitique, en ce qu’elle fait autant de mécontents qu’il y a d’habitants sur la commune.

            -Mauvaise parce que les déclarations de naissance ou de décès ne pourront se faire à temps utile à cause de l’éloignement des chefs-lieux.

            -Dangereuse parce que les enfants ne pourront du côté d’Illiers se rendre à l’école sans risque de rester dans les marais fangeux, qui sont de ce côté ; et du côté des Châtelliers, ils risqueront d’être dévorés par les loups en traversant le soir et le matin les bois qui séparent St Éman des Châtelliers, à ces causes exceptionnelles de la plus exacte vérité.

            Le conseil reconnaissant la mesure impolitique, mauvaise, dangereuse la repousse à l’unanimité.

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10 mai 1840 : Monsieur le Préfet, je vous écris cette lettre….

Le maire Jacques Thomas Onillon s’adresse une nouvelle fois au Préfet pour témoigner de son désaccord au projet :

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Monsieur le Préfet,

            Le conseil et les habitants de St Eman s’étant assemblés nombre de fois, des enquêtes ayant été faites et toujours le conseil et les habitants ayant repoussé ouvertement de voir leur commune détruite ou disloquée, vu les dangers et causes exceptionnels qu’ils ont mis en lumière.

            Je ne peux moi le Maire coopérer à cette dislocation repoussée par tous mes administrés partageant à cet égard leur opinion.

            J’ai l’honneur d’être Monsieur le Préfet, votre tout dévoué serviteur.

            Le Maire, signé Onillon.

20 mai 1840 : où l’on sent l’énervement du Préfet !

Seulement dix jours après, voici la réponse du Préfet d’Eure-et-Loir au maire de Saint-Éman :

 

            « Malgré la déclaration que vous m’avez faite le 10 courant, je viens, pour la 8ème fois, vous renouveler la demande des renseignements qui me sont nécessaires pour l’instruction du projet de division du territoire de votre commune… »

Dans un long rapport adressé au Conseil Général lors d’une session de 1840, on peut lire :

 

Session 1840 : Projet de division du territoire de la commune d’Illiers et des Châtelliers.

 

            Messieurs,

            J’ai eu l’honneur de soumettre à l’examen de M. le Ministre de l’Intérieur un projet de circonscription territoriale tendant à réunir en une seule commune les communes de St Éman et des Châtelliers.

            Le Comité de l’Intérieur, appelé à donner son avis, a pensé que la mesure proposée pourrait amener des inconvénients graves par suite de la situation des lieux et de la difficulté des communications. Il lui a paru qu’il y aurait plus d’avantages à réunir à la commune des Châtelliers seulement quelques-uns des hameaux de St Éman et le reste du territoire à une des communes voisines, telle que celle d’Illiers, dont le chef-lieu paraît être plus rapproché de St Éman que les Châtelliers, et qui forme une sorte d’enclave entre St Éman et les Châtelliers.

            L’ajournement du projet de réunion résultant nécessairement de cet avis, M. le Ministre de l’Intérieur m’a renvoyé toutes les pièces de l’affaire avec invitation d’en recommencer l’instruction conformément aux désirs exprimés par le comité de l’intérieur.   

            Voici comment j’ai conçu le projet de partage de la commune de St Éman. Il m’a semblé que la nature des lieux portait à réunir à la commune d’Illiers le bourg de St Éman ainsi que la partie de cette commune qui s’étend du ruisseau au chemin de Méréglise aux Pâtis, indiqué au plan par les lettres A, B, C et d’adjoindre tout le surplus du territoire de St Éman à la Commune des Châtelliers. Cette division toute naturelle se conforme d’ailleurs exactement aux limites existantes et aux règlements du cadastre.

            Cependant ce projet n’a rencontré que des protestations à St Éman et aux Châtelliers.

            St Éman réclame de toutes ses forces le maintien de son individualité. L’enquête ouverte et la délibération prise à cet égard, dans la commune, sont unanimes. L’opposition y est si vive que, malgré mes insistances réitérées, je n’ai pu obtenir de M. le Maire tous les renseignements nécessaires pour l’instruction complète de l’affaire.

         La commune des Châtelliers ne demande que la réunion intégrale des deux communes. Les délibérations qui y ont été prises font valoir longuement tous les avantages de cette mesure qui du reste ne peut être remise en question puisqu’elle a été rejetée par le comité de l’Intérieur, mais elles repoussent vivement le partage projeté, par le motif que les biens et les édifices communaux de St Éman se trouvent situés dans la portion attribuée à Illiers et que la partie laissée aux Châtelliers ne contient qu’une population sans revenus. Toutefois, à défaut de réunion de St Éman aux Châtelliers, le Conseil municipal et les plus imposés proposent divers partages, tous combinés de manière à conserver aux Châtelliers le bourg de St Éman et ses biens communaux, malheureusement ces projets sont inadmissibles à cause des enclaves et des irrégularités de périmètres qu’ils entraînent ;

            Quant à la commune d’Illiers, elle attache peu d’importance à l’augmentation de territoire dont elle serait avantagée, car elle a reçu froidement le projet.

            Le Conseil d’arrondissement de Chartres que j’ai consulté, dans sa dernière session, sur le projet dont il s’agit, a rejeté toute modification à l’état de la commune de St Éman.

            Veuillez examiner cette difficile affaire, messieurs, vous savez qu’en fait de réunion de communes, il est impossible de contenter tout le monde et de ne pas rencontrer d’obstacles pour opérer ce qu’on croit être d’utilité générale. Je désire avoir votre avis sur la question de savoir s’il faut donner suite au projet de réunion, tel qu’il est indiqué par M. le Ministre sur le rapport du Comité de l’Intérieur ou s’il faut abandonner cette affaire et n’y plus donner suite…

1849-1850 : quelques chiffres évocateurs sur la résistance des petites communes menacées...

Une décennie plus tard, quand le Préfet d’Eure-et-Loir essaie d’appliquer la circulaire ministérielle du 29 août 1849 sur la suppression des communes de moins de 300 habitants, et invite les conseils concernés à délibérer et à désigner leur commune de rattachement, seuls 9 conseils municipaux (dont 8 négatifs) sur 32 expriment leur avis dans l’arrondissement de Chartres. En outre, les communes refusent de voter les crédits pour les nouveaux plans cadastraux nécessaires à leur fusion.

À partir de 1850, les relations entre les maires récalcitrants et le nouveau préfet, Ernest-Henri de Grouchy (*) allaient sérieusement s’envenimer jusqu’à créer un véritable statu quo sur les dossiers en instance, figeant ainsi le statut des villages concernés pour une longue période… au plus grand soulagement de leurs maires.

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(*) NDLR :  M. de Grouchy ne fut guère apprécié selon le témoignage du jurisconsulte François-André Isambert :

« Décidément M. de Grouchy devient absolument impopulaire. Il ne voit personne ; il se lève à midi, sans doute parce qu’il est maladif ; il répond avec insolence aux critiques dont il est l’objet ; il vient de révoquer deux conseillers de préfecture et le général Lebreton lui-même, son appui, a été se plaindre à M. Baroche. On dit qu’il vit comme un pingre, qu’il est sans cesse à Paris. Notre département tourne à l’opposition grâce à la maladresse du Préfet ».

Au siècle suivant… en mars 1972 

Depuis la loi sur l’administration communale du 18 juillet 1837 au temps du roi Louis-Philippe, le village de Saint-Éman avait gagné bien des batailles !

 

Mais, au début de l’année 1972, dans la France présidée par Georges Pompidou, le maire de notre petite commune rurale, Gérard Courteil, recevait un courrier adressé par le président du Conseil Général demandant l’avis du maire et des conseillers municipaux sur la fusion de la commune… à croire que l’armistice avait cessé ! Dans le village, un nouvel ordre de mobilisation générale allait être lancé auprès des élus et des habitants.

 

Le chapitre de notre site traitant des « Délibérations des conseils municipaux au XXe siècle » vous présente en détail les manœuvres de contre-attaque : création de lotissements, d’espaces verts, construction d’une nouvelle mairie, … naissance d’associations pour la fête patronale et autres festivités.

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Le défi de ces années 1970-1980 avait été, à son tour, bravement relevé, une nouvelle bataille avait été remportée sur nos terres entre Beauce et Perche, mais avons-nous définitivement gagné la guerre ?

 

L’avenir nous le dira...

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