

Au temps d'un sanctuaire pour Emanus

La pieuse initiative d’Ansold de Mongerville au XIe siècle
Le XIe siècle sonnait l’heure des pèlerinages et l’adoration des saintes reliques. Ce mouvement avait été amorcé au siècle précédent, dès l’an 950, par Godescale, évêque du Puy-en-Velay qui ouvrait la Via Podiensis pour aller prier en Galice sur le tombeau de saint Jacques à Compostelle. Des processions locales se multipliaient pour aller prier dans les sanctuaires dédiés aux pénitentes, et martyrs béatifiés.
Dans la cité de Chartres, se croisaient les romées, les miquelots, et les jacquets, de pieux pèlerins se rendant à Rome, au Mont-Saint-Michel, à Compostelle. Dans les ruelles pavées, les tavernes s’emplissaient aussi vite que se garnissaient les escarcelles des tenanciers et des boutiquiers. Le clergé séculier tirait aussi bénéfice de ce flot de voyageurs dispensant de généreuses offrandes. Les villes et les villages se livraient à une véritable surenchère pour s’attirer une plus grande affluence. Les évêques jouaient de leur influence et parfois de leur ruse pour offrir aux pèlerins de nouvelles reliques de saint martyr à vénérer.
L’évêque Eudes à la fin du Xe siècle aurait « rapatrié » d’autorité les ossements de saint Éman conservés dans la petite église de Saint-Hilaire à Illiers en l’église Saint-Maurice dans le quartier du Bourgneuf à Chartres.
Ansold de Mongerville, seigneur du fief de Saint-Éman au XIe siècle considérait quant à lui que les reliques du saint avaient toute leur place sur les lieux où Emanus avait connu son martyr le 16 mai de l’an 560. Chevalier, il était connu pour être un défenseur zélé du prieuré de Vieuvicq, récemment bâti, et se trouvait souvent au côté du sire Basin (*), seigneur d’Illiers, pour la signature de divers actes intéressant le domaine. Ce puissant seigneur l’encouragea à édifier un sanctuaire au pied de la source du Loir à l’endroit même du martyre de saint Éman, légitimant et encourageant son projet. C’est ainsi que vers 1060-1080 les premières pierres d’une chapelle romane vouée à notre saint patron furent posées, premières fondations du village Sancti Alemani.
(*) NDLR : On trouve la trace du sire Basin, « Basinus de Hislaris », dans le cartulaire dunois de Marmoutier, signataire d’un acte en faveur du prieuré de Vieuvicq : « Monasterii Sancti Martini, quod Fulco de Gurte Leonardi et Gunterius filius Ribaldi tenebant medietatem ecclesise Veteris Vici de Gauscelino Normanno, in vita ipsius tantum… Basinus de Hislaris, Bernardus Loridons, Bernardus Coisins,... ».
La maladrerie de Saint-Éman
Philibert-Louis Larcher, dans « Le temps retrouvé d’Illiers », évoque l’église de Saint-Éman en ces termes : « ...la petite chapelle qui demeure comme le vestige d’une ancienne maladrerie... ».
Les maladreries aussi appelées léproseries ou ladreries, étaient construites à l’extérieur des cités, isolées pour éviter toute contagion. Le terrible fléau de la lèpre inspirait la compassion chez les chrétiens. Dans la région, dès le XIe siècle, quelques « maisons des lépreux » adossées à des chapelles virent le jour comme à Illiers, au sud de la ville, rue de la Maladrerie avec sa chapelle Saint-Barthélemy (*), vestige de cette époque au temps du Moyen-Age d’Illiers-en-Beauce….
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La maladrerie évoquée par P.-L. Larcher pourrait être le pendant de cette léproserie pour le côté Perche, les terres de Saint-Éman étant rattachées à la paroisse de Saint-Hilaire… Outre le lieu du martyre du saint patron des lieux, Ansold de Mongerville, aurait ainsi trouvé à travers l’hospitalité chrétienne des malades, l’endroit idéal pour bâtir le sanctuaire dédié à saint Éman qui reste depuis des temps immémoriaux voué au culte des fontaines curatives.
(*) NDLR : L’illustration de la chapelle Saint-Barthélemy d’Illiers nous donne une idée de ce que l’actuelle église de Saint-Éman pouvait être à la fin du XIe siècle dans sa forme primitive.
Photos de l’église de Saint-Éman, partie romane fin XIe siècle


À l’entrée de l’église, à gauche de la nef, subsiste une ouverture étroite en plein cintre, vestige de l’église primitive du XIe siècle. A l’extérieur, face nord, le mur d’origine est renforcé par de robustes contreforts de grisons. On aperçoit également l’ancienne « porte des morts » aujourd’hui murée. Ce pan d’ouvrage est le témoignage le plus ancien de l’édifice, empreinte de l’époque d’Ansold de Mongerville quand sonnait l’heure de la première croisade en Terre sainte.
Une léproserie à la croix de saint Éman
(Quand il est question d’une autre léproserie…)
Un acte datant de l’an 1104 nous apprend l’existence d’une léproserie à la « Terre de la Jambe (1) », un domaine situé entre les trois communes de Patay, Tournoisis et Villeneuve-sur-Conie sur la paroisse de Saint-Péravy-la-Colombe.
Le cinquième Concile d’Orléans qui s’était tenu en l’an 549 recommandait aux évêques de donner aux lépreux la nourriture et le vêtement pour les empêcher de se livrer au vagabondage et de répandre la contagion dans la contrée. Le manquement aux devoirs sacrés de la fraternité chrétienne était cruellement rappelé par les terribles ravages de la lèpre comme ce fut le cas aux XIe et XIIe siècles.
Il est écrit que la léproserie de la « Terre de la Jambe » rattachée à la châtellenie de Châteaudun était établie devant la croix de saint Éman « de cruce sancti Alemanni (2) ».
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On peut s’expliquer la présence d’un calvaire, lieu de dévotion, dédié à saint Éman sur la paroisse de Saint-Péravy-la-Colombe. En effet, saint Éman, après le culte de saint Symphorien à Autun et la révélation de ses premiers miracles, se rendit à Orléans où il reçut la grâce du sacerdoce avant de rejoindre Chartres, la capitale du pays des Carnutes. Au cours de ce trajet, au milieu de la plaine beauceronne, il passa sur les terres de la paroisse de Saint-Péravy-la-Colombe. La ferveur religieuse du saint homme touchait les braves gens qui croisaient son chemin, cette paroisse n’y fit pas exception, et la croix à la « Terre de la Jambe » en est le fidèle témoignage. Saint Éman avait peut-être souhaité s’arrêter en ces lieux marqués quelques années auparavant, en 524, par l’assassinat de Sigismond, roi des Burgondes (peuple germain), commandité par Clodomir, fils de Clovis. Les corps avaient été jetés dans un puits, en un lieu devenu plus tard le village de Saint-Sigismond, centre d’un pèlerinage en mémoire du roi burgonde élevé en martyr.

(1) NDLR : Information pour les cinéphiles, en ce lieu précis, en 1983, fut tourné le film « Canicule » d’Yves Boisset avec Lee Marvin et Miou-Miou… quand on sait qu’à Saint-Éman la procession du 16 mai a vocation à faire tomber la pluie les jours de canicule, le hasard fait preuve d’une jolie ironie.
(2) NDLR : M. Merlet, ancien archiviste d’Eure-et-Loir, précisait que les bollandistes au XVIIe siècle rapportaient que saint Éman était un martyr du VIe siècle qui fut mis à mort par des brigands dans une forêt proche d’Illiers dans le pays de Chartres « prope Cellam Islarem in pago Carnotensi » et qu’à la fin de sa légende, on peut lire les vers suivants : « Martyris Emani Carnotis in urbe sepulti Passio cara Deo feliciter est recitata ». À noter aussi qu’à travers les écrits, et au fil des siècles, saint Éman se décline en Alemanni, Alemannus, Emani, Almanus.